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QUE SUIS-JE?   EN COURS...

En 2006, 2007 et 2008, mes toutes premières photos argentiques sont exposés sous le nom de Rémy Comment, au cours de l’évènement dirigé par Véronique Bourgoin, EU Women.

Curieuse de comprendre comment mes photos se retrouvent aux Rencontres Internationales de la photo de Arles auprès de celles de Paolo Reversi, j’interroge les organisateurs. Je n’aurais que ce texte en réponse.  Ou en question. La question du vrai et du faux, du réel et son double, l’histoire du gant et de la dette, conjugable à l’infini, de qui est l'homme derrière la femme, et de quel dû. 

"Notre sujet est la femme, notre but est la photographie, et la question qui se pose d’abord : est-ce que la photographie est encore en mesure de nous surprendre pour traiter ce sujet qui l’est toujours ? Et deuxième question : comment la géographie et l’histoire produisent la culture et pèsent sur notre imagination?

Pour la photographie, l’affaire n’a jamais était trop simple. Après avoir été, entre autre, condamné à constituer cet « oeil immonde pour contempler la triviale image du monde » comme écrivait Baudelaire, il y a déjà un siècle, cet « œil immonde » a fini par recouvrir une partie du corps, en devenant en même temps un de ses immenses automates visuels d’un monde qui n’a pas peur des contradictions, mais qui en interdit l’usage à ses habitants. Dans ce monde, on y voit souvent la propreté, aller avec la saleté, la beauté idéale avec la laideur,  la tristesse rêveuse avec la contestation, le puritanisme avec la pornographie, l’original avec la reproduction, l’exploitation de la femme avec l’image de son émancipation dans laquelle le seigneur, le gladiateur, le héros phallique change de Sexe pour concevoir des nouvelles libertés. Et pour reprendre le langage des normes économiques : très curieusement les conditions des échanges de ces nouvelles libertés de synthèse restent opaques et exigent d’elles d’être toujours disponibles, modifiables, supprimables, et qu’elles puissent être exposées nus au grand public ou jetées aux oubliettes. Il s’agit là-dessus d’un secret que le vendeur partage avec l’acheteur. La conscience historique est remplacée par de fins connaisseurs de styles qui ont vu toutes les rétrospectives et qui travaillent avec succès à l’administration et à la standardisation de la variété. Mais faut-il que quelque chose commence à pourrir au royaume de la nécessité pour que la photographie ou poésie devienne possible, et à nouveau se rendre compte que voilà des siècles que des forêts marchent, que les continents dérivent, que le ciel se lézarde sous nos pas. Les mondes naissent sous le Maelström des signes, la femme remonte à la surface de nos rêves pour nous surprendre. Et la photographie reste un moyen extraordinaire pour en saisir l’importance.

Pour nous, tout est encore en train de commencer.
Dans le cas qui nous concerne, il nous faut se préparer aux plus périlleuses dérives. Le temps que nous allons passer ensemble est limité. Nous allons essayer de trouver des indications pour explorer la direction que nous nous proposons. Au-delà de toutes les définitions les plus honnêtes, des formulations les plus exigües et des représentations les plus habituelles, il y a quelque chose qu’on cherchera toujours. Vos outils, vous les avez choisis et vous les avez sur vous. Chacun de vous pense aussi sans doute détenir quelques réponses sur la question. Alors commence la photographie comme ce long, immense et raisonné dérèglement de la perception visuelle. À chaque fois l’espace photographique deviendra le résultat de l’effraction dans le champ clos de nos certitudes. Aveuglément le regard se porte sur lui-même découvrant à l’intérieur des limites de la représentation conventionnelle, une perception modifiée, modifiable, par la représentation mentale, mais aussi et surtout par l’irruption de l’incontrôlable objectivité. Dans l’orage des apparences, la pensée cherche un autre espace par l’artifice des nouvelles intuitions et essaye d’y placer l’objet qui n’est jamais à sa taille. Et si vous entendez que « la femme n’existe pas » n’en croyez rien c’est la photographie qui n’existe pas. Et la main impatiente cherche dans le gant le doigt qui manque, pour après l’avoir retourné, oublier le gant sur une table de bistrot"


 

Par Roland Hadjkokkonys

 

Sophie ( Constantinople)


Tu te presentes comme un autoprotrait a mon regard
Tu m affirmes un visage et je le vois
Comme au matin, je decouvre les forets et les fleurs
Incrustées dans mes yeux apres de longues journees sans repos


Ou est ta terre?


Pas celle que tu dessines
Celle qui est dans tes os
Sculptée
Qui baigne ton ventre
Qui impregne ta peau
Sa lumiere est un signe apposé au reel
Elle n est ni ton double
Ni ton avenir
Qu une voie
Que tu parcours
Vous etes si proches


Ta terre
Ma reconnaissance


Et ton don
 

Par  Magda Moraczewska 

décembre 2016 

Torturée jadis par la police italienne, Valérie porte haut sa personnalité indestructible. On comprend mieux lorsque l'on écoute ou on lit son histoire, mais déjà lorsque l'on la croise dans la rue on la Voit et on est curieux ... en la croisant, inconnue, j'aurais ralenti sans doute pour la regarder plus longuement, tout en me demandant qui pourrait-elle être ... métier, histoire ? Métier pour peu que ça nous définisse en répondant approximativement à la question : QUI êtes-vous ? histoire ... le passé dont on ne parle pas forcément. 

 

quelqu'un dans une foule 

être artiste maintenant 

regardez 

j'ai un message pour vous 

dans la brume 

écoutez

ce n'est pas pour vous parler de moi 

juste vous dire

il suffit de changer d'optique 

de rythme 

de Vie 

 

En la croisant, je l'aurai vue tout de suite, elle, son  charisme. Ou alors non - je ne l'aurais pas remarquée car Valérie sait aussi porter des couleurs de camouflage ... 

Sauf que je ne l'ai pas croisée. 

Sauf que nous avions rendez-vous. Et elle m'attendait. J'étais en retard. 

C'est donc en théorie moi qui faisais une "entrée" au café, pas elle ... En théorie.  Assise, elle marchait à grands pas vers moi, c'était elle qui venait ! Présentations banalités (si si) et ma commande ... un thé qui t'es ? et le temps compté par l'horloge de la gare le temps pour dessiner Valerie, très vite comme j'aime faire. La regardant je la percevais en flottement - quasi en fuite. 

...

animaux traqués

en alerte les regards 

quand on a déjà 

souffert 

la détention la torture 

infinie 

attente 

ne serait-ce qu'une fois 

des pas dans les couloirs 

cris 

ne serait-ce qu'une fois 

ne dormir que d'un œil 

ne jamais baisser la garde

ne serait-ce ...

un tic tac de l'horloge

et le temps 

en fuite 

traqué 

tel qu'on le vit 

...

Non. Je n'insiste jamais en posant mes yeux de manière trop pressante sur le modèle, mais là : le temps le temps ! Un long regard donc. Je sentais une présence derrière les traits bien dessinés du visage, dans les yeux sombres. 

Je ne sais pas parler de moi, dit-elle, je ne me vois pas. Elle m'a laissé faire, comme ça - sur le vif de ces quelques instants. Tu peux bouger je dessine vite. Les lignes l'ont englobée, définie et décrite ... je me reconnais - dit Valerie. 

Et c'est à partir de ces traits au feutre, au crayon et de ses mots, d'une façon de parler aussi ... pleine de vie, de passion (mes mots me paraissent plats ) ... Je reconstitue ... avec une folle envie d'un texte déconstruit.

 

Il faut en avoir vu des images pour en restituer quelques-unes avec autant de justesse. 

 

un monde se reflète dans ses yeux

les images parlent

décrivent suggèrent 

s'éloignent du sujet

par pulsation 

Valérie parle d'elle ... 

par bribes 

en ne se montrant surtout pas 

et pourtant 

 

Les photos de Valérie étonnent par cette acuité, cette précision même dans les flous. J'imagine comme un petit animal tapi au creux d'une branche dans le noir qui est là et qui VOIT. 

 

un être à multiples facettes 

pourquoi se priver

tout existe 

inspire

elle ira  ... 

militante résistante 

arrêt sur image 

un tout sorti du peu

le temps ne nous est pas compté 

pour que 

sans cesse le vide 

devienne un plein 

 

L'air et liberté contre pollution et grisaille. Valerie quitte la ville pour ne pas se perdre de vue.

Le temps s'écoule autrement ici, c'est toujours le temps d'un partage - Valerie donne à travers les réseaux et tous les moyens techniques modernes la parole à l'image, immobile ou non, à l'expérience d'un objectif ouvert à tout vent, aux infra-rouges ou rayons X et à l'imagination. Ce sont les images qui existent sans être perceptibles par nos yeux ... ne faudrait-il pas se transformer en cet animal nocturne, se tapir dans l'herbe en en humant les arômes. De cette lente attente naît aussi l'envie de toucher sentir ou goûter le monde... l'idée des divers atelier qui rapprochent êtres humains les générations et qui nous font retrouver nos origines ... 

 

 

Magda Moraczewska 

décembre 2016 


Une subtile ligne rouge


De Nicoletta RAPETTI


J'ai 43 ans, et jusqu'aux événements de juillet, seulement une ligne rouge réussit à bouger mon cœur, en me donnant une ébriété et parfois des délires d'omniprésence. C'est la ligne morbide et mutante à la limite des contours des particules d'huile, quant à mi-cuisson, dans la soupe de poisson survient un événement que je n'hésite pas à définir comme magique. La flamme est toujours au minimum et je reste longtemps à regarder, en attendant le point fatidique de non-retour. Entre temps je m’enivre de vapeurs pénétrantes, en aucun cas homogènes, déterminée à ne pas rater l'instant fatidique où la surface de la soupe commence à frémir ; on aperçoit déjà les petites rythmiques poussées qui viennent du fond lourd de la casserole : un magnétisme ancestral occupe mes yeux et tout mes sens, concentrés sur la légèreté graduelle du frémissement interne. Quelques secondes, un instant, un temps atavique, certes pas terrestre, et l'évènement s'accomplit à peu de centimètres de mon visage, incandescent d'émotion : la ligne rouge dentelée et vitale, s'enferme en cercle différent, d'après le poids de chaque composant. Elle se fait plus marquée et déjà mes pupilles lucifériennes enregistrent la venue d'une conjonction. Dans la ville maintenant, il n'y a plus des multiples entités luttant entre eux, le tumulte volcanique précédent est remplacé par une construction calme due à l'amalgame, l'accord harmonieux d'un concert entier. C'est fait !
Après moi, restera sur terre le souvenir de ce rite magique et, je me souhaite un héritier jeune et sage dans l'art de préparer des potions, nutrition du corps, médecine de l'âme.
Le 20, le 21, et le 22juillet survint à Gênes des faits barbares, inquiétants. À partir de ce jour-là dans le cœur des humains il y eut plus de peur, plus de rage, et aussi, j'espère, plus de conscience à l'égard de ce que nous devons et ne devons pas faire pour éliminer les injustices, respecter notre prochain, et donner quelques certitudes à nos chers enfants. A ce moment-là, mon histoire croisa l'histoire d'une autre femme, à cause de mon entêtement enfantin, d'une insolite conjoncture astrale et de son idéalisme enfantin.
Juste avant le 20 juillet, j'ai pris l'habitude de suivre les événements de Gênes sur le site de radiogap. La première information qui m'a frappé fut la distribution des numéros de téléphone d'avocats à contacter en cas de nécessité. Commença à croître en moi, la préoccupation pour les 3 jours de Gênes, je me suis rendu compte que des personnes en tout et pour tout semblables à mol, s'étaient mobilisés depuis des mois pour éviter d'adopter des positions violentes, pour chercher à se faire entendre avec des moyens pacifiques, tentant d'entraîner le plus de gens possibles. Je m'approchais jour après jour des problématiques qui étaient en jeu alors que la tension montait. Le fait d'être liée à Gênes dès mon enfance, de la fréquenter régulièrement (chaque semaine) et la présence dans cette ville de quelque uns de mes plus chers amis augmenta le malaise dû au fait d'ignorer ce qui allait réellement arriver.
Je ne m’étais même pas demandé si je voulais participer ou pas à la manifestation, je ne me sentais pas poussé à le faire, j’admets avoir peu réfléchi aux évènements qui s’annonçaient.
Ce fut un malaise subtile qui s’insinuait d’heures en heures à la fréquence des nouvelles que je suivais, qui l’augmentaient au lieu de me rassurer.
Les imposantes mesures de sécurité ne me tranquillisaient en aucun cas : j’allais répéter à mes enfants que plus on parle d’une frontière qu’il est interdit de franchir, plus on alimente chez les gens de ce monde, le besoin ou le désir de l’outrepasser.
J’imaginais une subtile ligne rouge qui étais peinte sur les allées, coupant les rues, en dépassant les trottoirs et les jardins. Je voyais Piazza Dante, à deux pas de De Ferrari, contournée par une subtile, continue ligne rouge.
Je connaissais bien l’endroit mais je ne pouvais imaginer que cette ligne rouge m’aurait fait rencontrer Valérie.
La rencontre avec Valérie ne fut pas un événement politique : le sort a voulu que je vive, dans une phase de la vie très intense et innovante, une expérience particulière de celle que l’on ne voit que dans les films. Une situation que les rêveurs comme moi désirent vivre, conscients que « à les imaginer, les choses arrivent ».
C’est incroyable combien de fois, en racontant ma vie, je me suis retrouvée, dans les derniers mois, à répéter cette simple affirmation : « les choses arrivent. ». Souvent les paroles les plus normales expriment beaucoup plus ce qui apparaît, l’important c’est d’avoir l’écoute juste et le cerveau toujours branché.
La pensée et le cœur revient au vendredi 20 juillet, à ce que mon fils et moi lisant sur le site de radiogap ; je ne me rappelle pas avec précision la suite des nouvelles, je ne réussis pas à reconstituer, mais je vois défiler les premières photos, les commentaires en temps réel et j’ai bien à l’esprit mon désarroi et l'incrédulité de Francesco.
Je me rappelle, la veille, les coups de téléphone à ceux que je savais vouloir participer à la manifestation du samedi.
« Renata, tu es vraiment convaincue d’y aller ? ».
« J’ai peur, oui, mais j’ai pris un engagement et si je n’y vais pas je me sentirai comme une merde.
Et puis ce sera pire à la maison, confrontée à ma lâcheté ».
« Je t’en pris appelles moi dès que tu peux et sois prudente ».
« Sois tranquille, si je vois que la situation se complique, je m’éloigne du cortège. Aujourd’hui, ils dansaient et ils chantaient, il y avait même un mime qui s’est produit sur un container à verre! Mais comment ont-ils pu déclencher tout ça ?
« Avec qui tu y vas ? »
« Avec ceux de Lilliput, des gens tranquilles, bonne nuit, je t’appelle dès que possible ».
« Ciao ».
Entre temps je me demandais comment on pouvait, à l’intérieur d’un cortège, s’apercevoir de ce qui se passait dix mètres plus en avant ; je n’en disais pas plus pour ne pas l’alarmer et j’appelais Francesca à Gênes.
« Vous y allez quand même ? »
« Bien Sûr que nous y allons ! Aujourd’hui on a vu passer des gens pacifiques, il y avait des bonnes sœurs et des bouddhistes, ils ne vont tout de même pas tirer sur eux, tu penses ? »
« Mais tu n’as pas peur ? »
« Oui, je tiendrai serrée la main de Walter pendant tout le temps, sa solidité me rassure ».
« Est-ce que Anna vient aussi ? »
« Oui, certainement, nous avons dit à nos mères respectives que nous allions l’une chez l’autre, comme ça ils ne se font pas de soucis. Je te téléphone lorsque j’arrive chez les miens,  soit tranquille et penses à nous ! »
Ce sera dur de rester tranquille. Je prévoyais un sommeil tourmenté, un réveil nerveux et un samedi d’anxiété jusqu’à ce que tout le monde soit rentré et je m’interrogeais :
« Mais pourquoi n’ai-je pas décidé d’y aller ? La journée passerait plus vite, au lieu de rester à attendre en regardant les journaux télévisés. J’ai hâte que demain passe vite et que tout le monde m’est appelé.
Je me suis endormie avec les dernières images des nouvelles gravées dans mon cerveau, je rêvais d’être au pied d’un volcan qui étais en train de faire sauter un bouchon de rocher. Je me suis aperçue que j’étais juste dedans sentant trembler la croûte terrestre qui se soulevait ; je voyais monter la lave dans la cheminée et redescendre au sol après avoir toucher le ciel ; telle une écume blanche de mer, consistante comme la neige. Je me suis réveillée en sueur, les mains sur la tête, dans la tentative de me protéger de la coulée blanche du volcan. Dans la torpeur du réveil, je me disais que je n’avais rien à craindre, le volcan émettait des tourbillons d’eau et il n’y avait aucun motif de se couvrir la tête. Je pensais à Renata : elle était déjà partie depuis un moment, préoccupée par son fils de dix-neuf ans qui, par ordre sacré du père, ne pouvait participer au cortège avec sa copine.
Je pensais à Francesca : aurait-elle vécu des moments de panique ?  Je l’enviais, quoi qu’il en soit, elle aurait eu auprès d’elle Walter et sa douce voix, et ses petits yeux rassurants : moi, par contre, célibataire (single) par choix mais pas par vocation, je n’avais aucun ange consolateur, je devais trouver quelque chose pour me distraire. Je cuisinais avec ardeur, Francesco en fut content, je lui accordais quelques moments de plus. Après dîner, un autre tour informatif sur Internet, vérification et confrontation avec la même nouvelle que la télévision. Il semblait que nous étions en train de nous habituer aux images des charges, des matraquages, des molotovs. Je réfléchissais avec mon fils sur cet aspect ; c’était la première fois qu’un tel évènement entrait dans la maison des italiens en temps réel.
Je fis en sorte que l’après-midi passe vite : la rentrée de mes amies n’avait pas atténué le malaise et l ‘inquiétude qui ne se calmeraient que 24 heures après quand j’aurai décidé qu’il était temps d’agir.

Dimanche 22, tôt le matin, la sonnerie du téléphone me ramena dramatiquement à la réalité. Francesca  avait vu l’irruption à l’école Diaz. Quand je raccrochais le combiné, après l’avoir laissée donner libre cours à sa rage pendant a peu près une heure, mes yeux humides et tremblants, rencontrèrent le regard interrogatif de mon fils ; nous avons bu le café en lisant toutes les mises à jour des nouvelles : il y a eu un quart d’heure d’interruption dans les pages de radiogap, à partir de minuit trente, je crois.  Ce silence tomba dans notre tête, arriva jusqu’à notre cœur et là il se trouve encore.
Je suis restée assez maître de moi-même pour comprendre que je devais méditer un projet, une action qui m’aurait permise de faire amende de mon manquement de participation, de démontrer que je n’étais pas disposée à accepter tout ce qui était arrivé comme une chose inévitable, et d’entrer dans les faits de Gênes de façon positive.
La pensée la plus récurrente s’adressait aux étrangers arrêtés. Mes amies et mes enfants le savent bien : mon instinct primordial est de prendre soin, plus prompt à surgir en moi que l’amour ou le soin de moi-même. À chaque occasion, faste ou néfaste, je me comporte comme une couveuse plein d’empressement, ce fut justement ma propension à prendre soin qui me fit rencontrer Valérie.
J ‘ai su, par hasard, le soir, que le jour suivant, devant le siège de la préfecture d’Alessandria, qu’il y aurait un sitting pour contrôler la relâche des étrangers emmenés dans la prison d’Alessandria suite aux faits de Gênes. J’ai décidé de participer et cela m’a facilité le sommeil ; épuisée par les nouvelles, par le désarroi et par ces deux jours vécus frénétiquement, je me suis endormie assez aisément, j’ai dormi longtemps, sans interruption. J’ai mis dans ma sacoche, déjà lourde en soi, une veste (je ne savais pas à quelle heure je serais rentrée, parce ce qu’un sitting pour moi se termine quand l’objectif est atteint)., deux paquets de crackers, (dans chaque situation, mon estomac réclame avec la précision d’une montre suisse) et j’ai pris du frigo une bouteille d’eau minérale (pourquoi la payer le double dans un bar ?)…
J’ai vu dans le train des jeunes rigoureusement en noir. J’ai pensé à des rescapés de Gênes, je me suis demandé où ils allaient, je ne le saurai jamais ; par contre, dorénavant, chaque fois que je la reverrai, puisque l’on va se rencontrer encore, je saurai quelques choses de plus de la vie de Valérie, de ce qu’elle sait cuisiner, de ses allaitements, de ses voyages, de comment elle vit ses histoires d’amour, de son travail d’hôtesse : à ce jour, je n’en sais peu mais une chose est certaine : elle est très pudique et aussi irrémédiablement idéaliste.
Probablement il est plus facile de devenir amie lorsqu'on est très différente. Valérie et moi, on se comportait comme si nous nous connaissions, notre amitié n’est pas née par choix, mais c'est comme si elle avait toujours été, quelque part, écrite pour nous et attendait un évènement quelconque pour se concrétiser.

10 août 2001 :

Ma vie continue, même après les faits de Gênes. Continue telle quelle. Avec quelques agréables, intenses émotions en plus. Rencontrer Valérie, devenir son amie en l’espace de 15 heures n’a modifié en aucun cas mon existence, il m’a enrichi et ouvert quelques chemins vers la connaissance de moi-même et de la réalité autour.
Quand on tombe amoureux, par contre, sa propre vie de routine subit une vraie secousse ; celles qui ont été de solides certitudes sur des chemins existentiels consolidés deviennent des insupportables fardeaux ; la coupe de cheveux tellement aimée obtenue après tant d’années d’essais épuisants, devient tout à coup dépassée, et la garde-robe apparaît comme un recoin de poussiéreuses et inutiles marchandises désuètes.
On abandonne tout à coup les hobbies et les habitudes rassurants, domestiques qui nous oppriment. Seulement la vie d’autrui, par ailleurs aussi banale et coutumière que la nôtre, devient aux yeux du cœur, le monde le plus joli qu’on pouvait imaginer, un paradis dans lequel nous courrions pieds nus, accueilli par l’autre à bras ouvert, avec la main tendue, à faire le guide.
Mais après découverte, après un mois, une année ou dix, cela dépend du sort et de la propension personnelle à l’aveuglement intérieur, on sait qu'on s’est trompé de nuage, qu’on a déclenché le saut trop tôt, sans évaluer la distance.
Mais la leçon ne sert pas, la prochaine fois, on tombera amoureux avec le même infantilisme, on remettra encore tout en question, il sera seulement plus facile de cueillir après, les bris, puisque les expériences nous entraînent à cette inévitable, fastidieuse opération de nettoyage et de réorganisation.
Devenir des amies, par contre c’est un processus graduel, lent, ne produisant pas de fléchissement ; c’est un projet constructif, toujours rassurant et stimulant. Valérie et moi, on a brûlé un peu les premières étapes sans doute, mais ça dépend des conditions insolites de la rencontre.
Le soir du 22 juillet, sur la place à Alessandria, j’ai rencontré en premier quelques membres d’une communauté d’accueil : ils avaient une banderole enroulée sur deux cannes de bambous, on a fait connaissance. Je commençais à me sentir à mon aise : les anxiétés, la douleur des jours d’avant étaient de plus en plus remplacées par la joie de connaître des gens et des situations de vie nouvelles et la conscience de partager avec des inconnus quelques choses de très fort. Sûrement une idée de justice à milles facettes : milles est peut-être excessif : pendant l’heure de grande affluence, on était au maximum cent cinquante, deux cents personnes. Mais dans l’ensemble on formait un tout très harmonieux et bariolé, comme une série de plats raffinés et singuliers, préparés avec soin pour un dîner informel. Vers vingt heures, les rescapés du sitting rangent les drapeaux et enroulent les banderoles, et se comptent : on décide de former deux petits groupes d'à peu près dix personnes chacun, et de se déplacer à la hauteur des deux prisons Alessandrines, celle des hommes dans la banlieue et celle des femmes deux bâtiments plus loin. Moi je suis allée devant celle des femmes : je ne savais pas, mais déjà, j’attendais Valérie.
Parfois tu ne sais pas que tu es en train de vivre une rencontre insolite, importante. Il y a seulement une vague idée, un frétillement, un peu de braise qui couve quelque part dans ton intime.
Tu t’écoute dedans, tu le sens, tu le vois et alors le cerveau te dit ce qui est bien que tu fasses.
Une part de mon âme regardait au-delà, elle attendait les étoiles, allait à la rencontre de Valérie. Je me souviens des jardins bien entretenus, la petite place en face de l’entrée de la prison ; sur cette herbe uniforme et humide, une heure après se sont étendues à bras et jambes ouvertes deux filles dont je ne connais pas le nom, c’étais les premières à être relâchées. Je sais que c’étaient des Italiennes très jeunes, elles se sont embrassées pendant longtemps en rigolant avant de nous adresser la parole. Quelques-uns allèrent à leur rencontre et petit à petit, les autres aussi sortirent, chaque quart d’heure. Moi, je n’allais pas directement les accueillir, je restais un peu en retrait, j’écoutais et je cherchais à comprendre. Au-delà des souvenirs émouvants de cette soirée, une image saute la première dans ma tête quand j’y repense et de ce fait je pourrais faire un film, une affiche serait constituée par cette photographie : le vert intense de la prairie, les bancs autour en demi-cercle, deux corps jeunes, des pantalons larges et des tops sans manche, quelques chaînes aux poignets et le tintement des breloques pendant qu’elles roulaient, cheveux en bataille, des gémissements sourds, intimes des deux inconnues devenues amies dans une prison lugubre et qui ne veulent pas se séparer, puis le clap de commencement, leurs yeux exorbités, rougis et humides. En musique de fond un Madrigal du Ve siècle, luth à voix soliste et ce regard inconnu jusqu’à ce moment, quelques questions, quelques doutes, quelques certitudes.
Comment cela s’est passé samedi ?
Qu’est ce qui est arrivé ?
Quelqu’un a averti nos familles ?
Luc avait les bras cassés, qui va à Pavie, qui m’emmène ?
Comme ça, il attendait en dehors de la prison.
Si on ne criait pas « viva el Duce », on nous frappait de nouveau.
Une ne voulait pas signer parce qu’elle ne comprenait pas ce qu’il y avait écrit.
Combien ils étaient samedi à Gênes ?!
Merci, j’avais vraiment soif.
J’ai terminé mes cigarettes.
On doit la faire cette fête.
Oui, oui, je reviens sans aucun doute, je veux être présente.
Je ne peux pas bouger pour un certain temps de Gênes, il voulait me donner une assignation à domicile, mais finalement je dois seulement signer chaque jour. C’est une des centres sociaux, elle habite dans les « vicoli » (vieilles et minuscules ruelles de Gênes), elle a déjà des antécédents pénaux, pas grand-chose, quand elle recevait les coups, elle criait « salaud, vous ne nous tuerez pas ».
Ce qui m’a fait le plus mal, c’était de voir couper les rastas, c’est pire qu’un coup de pied dans les couilles.
Combien de coups, mes gars, je pensais qu’ils ne s’arrêteraient plus.
Elle avait une plaie sur la tête, une bouillie de sang caillé dans les cheveux, mais ce n’était pas seulement du sang : je ne l’ai plus revue, quelqu’un sait quelques choses ?
Il était sûrement mineur.
Si tu vas à Milan avec ton père, tu peux nous déposer ?
Je dois appeler ma grand-mère, la pauvre, qui sait combien elle a souffert !
Je n’ai pas encore ton adresse, j’ai plus de place sur le papier, écris-le sur le paquet, sois tranquille, je le jetterai sûrement pas !
Mais vous d’où vous êtes ?
Mais qui vous a dit qu’on allait sortir ce soir ?
Ils nous ont déplacées dans trois commissariats différents et chaque fois qu’on descendait, c'était des coups sur les jambes, avec des matraques.
Je ne sais rien de ceux qui étaient avec moi, quelqu’un a une liste ?
Tout ça se trouve dans une seule et unique photographie étendue dans le temps mais pas dans l’espace : la grande porte grise, la petite place, l’insigne au néon bleu azur de la pizzeria en face.
Je revois un trentenaire aux cheveux longs et blonds qui se blottissait à terre, tenant un carton avec une pizza pendant que la turinoise qui vit à Nîmes mange, boit et raconte en même temps :
Je lui demande qu’elle âge elle a, 21, le nom, je n’arrive pas à me rappeler, dommage, parler vite, la bouche entr’ouverte, étant donné qu’elle est née en Italie elle parle assez bien ma langue, je lui dis que si elle veut, elle peut dormir chez moi.
Elle a l’air d’être d’accord, c’est elle qui cherche Luca, elle s’arrête un instant quand elle parle de toutes les filles debout, en rang, quand elle devait crier viva el duce, elle s’arrête de nouveau, elle souffle l’air et la rage, ressemblant à un petit taureau et elle dit : « j’avais peur, beaucoup, mais je n’arrivais pas à le crier et ils me frappaient ! »
Elle semble dans sa pâleur, encore plus enfantine, de ses 20 ans.
Une certitude fait son chemin en moi :  c’est effacé le sentiment inutile de déroute  qui m’avait opprimé les jours précédents.
S’allume un éclair, le début d’une idée : dans cette place, sur ces bancs, à la lumière du panneau bleu azur, est en train de se dérouler un morceau de l’histoire, la construction de quelque chose de bon et de nouveau.
Et comme ça dans tant d’autres places, sous les mêmes étoiles, à partir d’aujourd’hui circuleront des mots différents, j’espère pas de destruction, pas seulement de condamnation, j’espère peu de mots mais des mots justes, des mots de compréhension et des mots de conscience.
Je ne sais pas ce qui arrivera ni comment grandira ce nouveau qui n’a pas encore de nom.
L’histoire des prochains mois aura cette tâche : expliquer, clarifier, construire.
J’imagine tant de places, tant de gens avec des yeux confiants, je souhaite voir moins de drapeau, d’entendre peu de raisonnable, condamnation, et je veux que de cette délirante Babel ne sortent que de bonnes propositions, sans la rage qui n’est que nuisible, sans revendication escomptée.
Aussi ce soir, ce sont les mots qui font l’histoire.
Dans cette place, ce sont les mots des femmes qui font l’Histoire.
La grande porte grise s’ouvre et se referme, c’est le moment de deux femmes maigres pas très jeunes, vêtues de sombre, de longues robes, tatouées aux bras, de longs bras bronzés qui tiennent (leurs affaires dans) un sachet noir, réservé aux ordures : elles ne parlent pas, je ne comprends pas et je ne saurai jamais si elles sont étrangères, leur expression est plutôt énigmatique, il n’y a pas de sourire, elles sont évidemment très fatiguées, je me tourne un moment pour parler avec Agnès de Pise, et elles disparaissent, il n’y a plus non plus cette dame qui était assise sur l’herbe et qui, il y a peu de temps, fumait, elle les attendait, et les a emmenées, et elles sont parties.
Agnès ne veut pas manger, parle et raconte, en rafale, ça commence à me faire mal ces histoires. Son visage ressemble à celui d’une institutrice du catéchisme de mes enfants.
Agnès parle d’elle et des autres, comment elles sont arrivées vendredi, comment on les empêchait de dormir en faisant du bruit continuellement, comment elles étaient toutes ensembles dans une énorme pièce, elle ne sait pas où, là ils les ont gardées pendant des heures, au début, elles avaient fait peu de route et donc devaient être près de Gênes.
Entre temps quelqu’un est parti, emportant avec soi quelques filles, il y en a des nouvelles, parlant avec les gens du centre social, je crois, de Valence ; la Française s’excuse auprès de moi : elle a décidé de rejoindre Luca à Pavia, et s’éloigne avec eux.
Je la salue, je comprends son désir d’être avec ses collègues, mais je regrette de ne pas pouvoir mieux la connaître : je m’éloigne pour fumer, je sais qu'une des filles viendra avec moi, mais je me rends compte que ce sera une série de hasard qui me fera rencontrer Valérie.
Trois autres femmes sont sorties : une américaine, une italienne et une française.
Avec elles il y a le responsable de la Province auquel j’avais dit ma disponibilité à accueillir quelqu’un. Il s’approche alors que la Française me regarde et dit :
« C’est toi qui peux m’héberger ? »
« Oui, certainement, si tu veux, tu dors chez moi et tu peux repartir demain matin. »
« O.K. »
Je cherche qui peut nous amener, Hermano se propose, la Française est en train de parler de façon animée avec d’autres, elle dit qu’elle veut faire un témoignage, j’attends en retrait, elle salue les autres, elle bavarde encore, puis elle me cherche et s’excuse de m’avoir fait attendre.
Serrement de mains et présentation : « Nicolletta. Ciao » «  Valérie. Ciao »
Ma vie rencontre la vie de Valérie. En me rappelant ce moment, je ne sais pas dire qui a choisi qui, quoi a établi quoi, on ne le saura jamais.
Un dessein insondable de la roue du destin entrelaça ma vie avec sa vie.
Je sais qu’à partir de maintenant ma vie subira des changements, voyageront les mots, s’entrelaceront avec ceux de Valérie.
Aussi nos mots feront l’Histoire.
Valérie lève les bras au ciel quand je lui demande où sont ses affaires. Elle ne se rappelle pas quand elle a perdu son sac. Rien ne lui est resté. Elle partira le jour après avec le petit sac à dos noir qui m’a accompagné pendant tant d’années de randonnées. Maintenant c’est le sien.
Valérie qui s’excuse pour ses chaussures qui puent, mais nous ne nous sommes aperçus de rien. Elle insiste pour les jeter et entrera dans ma maison déchaussée. Valérie qui me demande à quelle association j’appartiens. Moi, je rentre en crise, je ne sais pas quoi dire, parce que je comprends à cet instant, assise derrière elle, le cou qui avance entre les sièges pour la regarder pendant que je parle, que je suis seule à porter mon drapeau. J'aurais dû peindre un symbole, mais je n’ai eu ni le temps, ni, pour la vérité, l’intention.
Valérie qui me demande pourquoi je suis allée la chercher.
« Parce que je voulais me rendre compte de ce qui est en train d’arriver et après le vendredi après midi, j’ai senti le besoin d’agir. »
« Mais qu’est ce qui est arrivé vendredi ? Moi, j’ai été arrêtée à quatorze heures trente ! »
Hermano et moi, saisis, comprenons qu’elle ne sait rien et nous ne savons pas par où commencer.
« Mon Français n’est pas suffisamment précis pour te raconter avec clarté, tu liras les journaux chez moi. »
Valérie qui dit : mais alors tu n’es pas venu me prendre parce que tu m’as vu à la télévision ? aujourd’hui beaucoup de monde ont dit m’avoir vue vendredi soir »
« Mais moi je ne t’ai pas vue, qu’est ce que tu faisais à la télévision ! »
« Ils m’ont filmée pendant que je passais la ligne rouge, j’étais avec ceux d’Attac, ils lançaient des ballons par-dessus la barrière, c’était décidé de faire ce genre de manifestation : quelques-uns, plus en avant, faisaient pression sur la barrière depuis presque une demi-heure, puis elle a cédé, je me suis retrouvée devant la ligne rouge. Je me suis demandé si je me sentais libre ou bien s’il fallait que j’outrepasse cette ligne pour l’être vraiment. J’ai pensé à mes enfants je suis allée en avant avec les bras levés. Les militaires sont arrivés et ils m’ont pris. »
Par les plus fumantes potions des milles sorcières !    
La roue tourne à notre insu et comme si on tirait le numéro chanceux dans un sachet plein de jetons, aujourd’hui le sort m’a fait rencontrer la seule femme qui a violé la zone rouge !
Grand magicien qui gouverne tout, d’habitude tu me réserves des malheurs sérieux qui mettent à l’épreuve ma ténacité et mon optimisme démesuré. Mais il semble qu’aujourd’hui tu m’as réservé un traitement spécial ! Tout le monde a vu Valérie faire deux pas dans la zone rouge, sauf moi.
Mais où étais-je pendant que les images passaient à la télévision ?
Sûrement à la cuisine.
Probablement au fourneau.
Je passe beaucoup de temps au fourneau, ça me fait du bien, je vis la cuisine comme un fait extrêmement créatif qui m’a permis, durant vingt ans de mariage, de concilier le devoir avec le plaisir, de prendre soin de la famille en me donnant des espaces spéciaux dans la série des actes dérivés du fait d’être née femme.
Ce qui est arrivé à la suite des évènements de Gênes démontre qu’il n’est pas nécessaire d’être mondaine pour vivre une nouvelle expérience.
Pendant que je restais à la maison, je ne me rappelle pas ce que je faisais, Valérie entrait dans la zone rouge et puis l’heureuse coïncidence d’un événement simple et banal, la conduisait chez moi et avec elle, son histoire.

Les choses arrivent

Pensant qu’on monte les escaliers de la maison, je pense qu’on trouvera Francesco encore éveillé.
Valérie qui sert la main de Francesco ; mon fils qui pose des questions d'abord à moi, puis à elle ; Valérie qui parle à moi puis à lui ; les regards qui se croisent, révélant des émotions différentes pour chacun.
Francesco est incrédule et en même temps réactif : il doit descendre jeter les chaussures de Valérie, puis à la cave pour prendre une boîte de sauce.
Je prépare l’eau pour des pâtes, euphorique et visiblement éprouvée par les évènements. Penser soigner Valérie signifie aussi répondre de façon non violente aux agressions ; mais encore, malheureusement, je dois entendre parler de coups. Valérie veut penser à autre chose mais dans le cours de la soirée, on reviendra plusieurs fois sur les faits qui sont, de toutes façons, déjà histoire passée.
Les sensations qu’on exprime avec les mots et les gestes s’entrelacent avec des informations plus détaillées sur notre vie.
Pendant que je prépare le dîner, Valérie prend une douche, elle reste longtemps sous l’eau, je lui apporte le nécessaire pour que son séjour chez moi lui apparaisse confortable mais j’oublie la brosse à dents. Je m’en rappellerai le lendemain quand elle sera déjà en voyage pour la France.
Pendant qu’elle se penche de la baignoire pour attraper les vêtements que j’avais dénichés dans le tiroir, Valérie voit passer Francesco qui transporte le matelas du lit de Sarah de la terrasse à la chambre. En son absence, je l’avais mis à aérer. Francesco remet tout en ordre et elle rit de cette grotesque apparition : «   c’est pratique un homme à la maison ! »
Elle en profite pour divulguer des informations que partiellement je connaissais déjà : elle a deux fils, Lucas qui a deux ans et Dorian qui a 11ans, au milieu il y a la fille, Manon. Ils sont en vacances avec les grands-parents, celles de Gênes ont été les premiers jours de liberté de la famille depuis que les enfants sont nés.
Une liberté qui dura peu d’heures : le voyage en bus, la manifestation et à quatorze heures trente, le vendredi, l’accueil de l’appareil militaire en défense de la zone rouge écrit le mot « fin » à son premier séjour italien.
Suivront trois jours à peu près, de prison et puis la première nuit sur le sol italien comme libre citoyenne sera chez moi. J’explique à Francesco : « Valérie étais hôtesse avant de s’occuper de ses enfants, de l’Italie elle connaît les aéroports, Piazza Dante à Genova, trois commissariats pour lesquels elle ignore l’emplacement et notre maison ! »
« Pas mal du tout pour une nana qui n’a pas du tout l’aspect d’une aventurière ! »
En effet, elle apparaît comme une femme tranquille aux manières élégantes, qui portent bien ses trente-cinq ans : elle gesticule comme une jeune fille, son physique a des proportions juvéniles, la voix est subtile.
Pour la décrire je dirai à mes amies : « imagine la protagoniste d’un film d’essai, français, de qualité. Voilà, ça c’est Valérie. »
Puis en examinant plus attentivement, on aperçoit en elle, dans ses soupirs précipités, une dureté qui laisse perplexe.
J’ai perçu tout de suite cet élément particulier chez elle, mais ce n’est pas évident, même si, je m’en aperçois après quelque temps à l’observer, en contraste avec l’aspect harmonieux, la légèreté de la parole, la symétrie des lignes, et l’aristocratique spontanéité de la mouvance. Sa dureté intérieure, une insatisfaction structurelle, une inquiétude d’un regard tout droit et au-delà, me semblait naturelle parce qu’ils ont en tout et pour toute la consistance, le temps et les manières d’une rigueur que je reconnais comme une de mes particularités. Un tel aspect, si enraciné entre nous, nous a fait nous sentir, tout de suite, à notre insu, intimement proche : c’est un signe distinctif que ressent seulement celui qui l’éprouve et qui abat immédiatement plus d’une barrière, et cela aide à dépasser plus d’une ligne rouge.
Je sais très peu de Valérie, de ses habitudes, de ses goûts. Je lui ai écrit, j’attends une réponse ; dorénavant, on ne perdra pas une occasion de se connaître mais je crois que ce qu’il y avait à comprendre a été déjà approfondit et de cela, je n’ai aucun doute, il ne sera jamais nécessaire d’en parler.
C’est notre chose, seulement la nôtre ; je parle d’elle, j’écris sur elle, mais c’est peu, juste une documentation d’un fait insolite qui peut contribuer aussi à faire l’histoire des gens de ce monde.
Puis il y a une autre histoire, une autre sensation, un partage d’assonance secrète qui appartient à une sphère si profonde que personne ne la profanera jamais.
Tout est derrière une porte protégée de chérubins armés de pureté, cette porte n’a pas de clef. Valérie et moi l’avons ouvert sur la place de la prison quand nos yeux se sont croisés.
Ils sont châtains ses yeux, très sombres, ronds, impénétrables elle a des cheveux lisses d’une coupe soignée, couleur d’ébène, les pommettes hautes, osseuses, des lèvres subtiles, un large sourire, des dents bien proportionnées, un nez important, subtile lui aussi.
Il y a un contraste évident entre la rondeur du visage, mou dans l’ensemble et l’angularité des parties qui le composent.
Ce quelque chose de désharmonieux dans son splendide visage est le miroir de son intériorité.
Valérie maintenant mange mes Pennes à la tomate, une pause dans notre échange passionné, j’en profite pour l’observer dans son ensemble. Je me rappelle dans notre rencontre une série de séquences détachées l’une de l’autre, ses couleurs méditerranéennes, le timbre sec de sa voix, le geste emphatique de porter en avant les mains pour expliquer les choses, les cheveux en mouvement ondulatoire à chaque tension du cou, improvisé et violent. Valérie est assise devant moi, moi je lui sers du vin, en trinquant avec elle à notre rencontre, entre temps je l’observe. Valérie est déjà tout autre que celle qui était au milieu des gens devant la prison. Elle est en train de se remettre, et en même temps, émergent au fur et à mesure des signes de fatigue, elle n’a pas encore sommeil, elle est traversée d’une sorte de nervosité euphorique, qui lui fait superposer souvenirs et sensations, questions et éclaircissement.
Je m’aperçois seulement maintenant de la rougeur des yeux, des petits vaisseaux sombres qui pulsent sous ses joues, Francesco me suggère de ne pas la surcharger de questions, il me fait remarquer que je suis trop envahissante.
C’est vrai, je suis déchaînée et l’impulsivité me rend un peu pédante.
Je m’occupe un peu de lui : « mais tu te rends compte que tu es en train de vivre un morceau d’histoire en temps réel, tombée dans ta maison ? »
« Oui, maman, je le sais, mais laisse la manger en paix, pensons plutôt à ce qu’il faudra faire demain matin.
Demain matin ? Mais la nuit est déjà bien avancée, je bois avec Valérie et mon fils à une heure insolite et cette magie, comme chaque magie, est éphémère, à l’aube nous serons tous catapultés dans le quotidien et l’évolution des évènements.
De tout ça, que restera-t-il ?
Restera la mémoire de l’émotion, si difficile à traduire en mots lisibles.
Cette tenace mémoire qui court encore dans ma lymphe vitale, et qui, jusqu’à aujourd’hui me fait frémir en évoquant ce soir-là. J’ai l’habitude, pardonnez-moi la prétention, des palpitations des enchantements amoureux, encore je désire avec une naïve propension à la douceur, à la sensualité.
Avec Valérie, ce n’était pas une rencontre de ce genre.
Beaucoup d’années s’écouleront avant de pouvoir commenter et reélaborer avec Valérie ces réflexions personnelles transcrites d’une façon déconnectée mais, j’espère, efficace.
Valérie vit loin, sa vie est pleine d’engagements, c’est la même chose pour moi. Si elle revient ici, ou si je suis son invitée, on parlera d’autre chose, on observera nos enfants partager leur diversité.
L’histoire suivra son cours déjà tracé, nous ne savons pas encore comment.

17 août 2001

J’ai entre mes mains et je la sers fort, la lettre de Valérie arrivée aujourd’hui.
C’est un moment particulier ce que je suis en train de vivre son écriture, ses mots, ses émotions sont ici, en ma présence et je souris, je suis émue, j’attends l’instant de l’embrasser à nouveau.
Je suis heureuse puisque le voyage vient de commencer.
Je suis heureuse parce que le voyage est a peine initié.
J’ai tant de choses à dire, de souvenirs qui se chevauchent, de rigolades pour un rien, tant de fragments du peu d’heures passées avec elle.
J’ai tant de choses à faire avant de reprendre le travail ; le temps de ces pages pour le moment est conclue, avec l’euphorie qui m’anime, il y a le regret de n’avoir pas tout dit.
De ma fille, qui connaîtra Valérie l’été prochain et avec elle, ses enfants.
Sarah qui n’a pas vu Valérie, déjà, lui veut du bien à travers moi, et notre histoire de femme.
Sarah me regarde et s’interroge sur mes émotions et comprend grâce à son cœur de « petite sorcière ».
De ceux à qui j’ai raconté cette rencontre et qui m’ont écouté avec une oreille juste et un esprit branché.
Aussi mes amies et mes amis sont en voyage avec Valérie et moi.
Je ne me décide pas à écrire le mot fin de peur de perdre même une seule particule de cet enchantement.
Je suis certaine que quand je refermerai le cahier et ce qu’il contient, il deviendra histoire et sera déjà autre pour moi.

Valérie ne le sait pas encore mais j’ai pris une décision, je lui confie, à elle, la tâche de conclure :
«  Une amie était là quelque part dans le monde et je n’avais aucune chance de la croiser si la police italienne ne m’avait pas arrêtée…
Quel hasard émouvant. »

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